Les Echos – 14/06/2017

Par Jean Peyrelevade et Christian Saint-Etienne

Face à l’offensive de plus en plus marquée des capitalismes américain et chinois, nous devons redresser notre appareil productif. Il faut pour cela sortir de notre culture de lutte des classes et organiser la paix dans l’entreprise.

Trois formes différentes de capitalisme, entre lesquelles la compétition est engagée, se partagent la planète.

Le capitalisme de Wall Street ne se préoccupe que de l’enrichissement de ses actionnaires : le rendement du capital y est plus élevé que dans les autres pays développés, ce qui provoque un creusement des inégalités au détriment des salariés des classes moyennes. La puissance financière des sociétés, assise sur l’exploitation du plus grand marché du monde, y est considérable. Les dix plus grandes capitalisations boursières mondiales sont toutes américaines, dont la moitié (Apple, Google, Microsoft, Facebook et Amazon) spécialisées dans les nouvelles technologies. Leur capitalisation cumulée (3.700 milliards de dollars) est égale à deux fois celle de la place de Paris tout entière et à six fois celle des dix premières sociétés françaises. Capital first ! Donald Trump, en abaissant le montant de l’impôt sur les sociétés, va encore renforcer le mouvement. America first ! L’alliance de Wall Street et du pouvoir politique mettra les Etats-Unis dans la position de pouvoir racheter, partout dans le monde, tous les actifs industriels ou commerciaux qu’ils peuvent souhaiter.

De l’autre côté du monde, la Chine a réinventé le capitalisme étatique. La stratégie industrielle du pays consiste à utiliser de plus en plus ses excédents structurels d’épargne et de balance commerciale pour financer des acquisitions de sociétés étrangères, à un rythme désormais supérieur à une centaine de milliards d’euros par an. Ainsi, les deux premières puissances économiques du monde sont-elles toutes deux à l’achat. La position nette externe en actions des Etats-Unis (actions étrangères détenues moins actions américaines entre les mains de non-résidents) représente 10 % de leur PIB, soit près de 2.000 milliards de dollars. La Chine va suivre, encore à distance pour l’instant.

Nous ne pouvons pas laisser nos entreprises les plus brillantes, nos pépites technologiques les plus enviées, nos centres de décision les plus importants être achetés sans coup férir soit par Wall Street, soit par une émanation de l’empire du Milieu. Crainte exagérée ?

La tentative avortée d’OPA de Kraft-Heinz sur Unilever d’un côté, de l’autre les rachats récents des pneus Pirelli, des machines-outils KraussMaffei, celui en cours de la société agrochimique suisse Syngenta, tous déclenchés par la même entreprise publique ChemChina, dirigée par un membre éminent du Parti communiste, montrent que le danger est bien là.

Face à cette double menace, nous devons à la fois protéger et renforcer notre système productif :

Protéger tout d’abord. Il est urgent que l’Europe mette en place une instance d’agrément et de contrôle des investissements étrangers, à l’image de ce qui existe aux Etats-Unis. Le libre-échange de biens et services à travers les frontières, si chacun respecte les règles du jeu, est un facteur d’enrichissement pour tous les participants. En revanche, rien, absolument rien ne permet de dire que la liberté des mouvements de capitaux, appliquée aux acquisitions et cessions d’entreprises, aurait les mêmes avantages. Le transfert de propriété est d’une autre nature que l’échange commercial, car il détermine la localisation des centres de décision et d’innovation et celle des usines mères dans lesquelles on développe les savoir-faire techniques des entreprises. Donc, ne soyons pas naïfs.

Consolider ensuite. Le capitalisme français est fragile par rapport à son homologue allemand ou à ses voisins du nord de l’Europe, aux Pays-Bas et en Scandinavie. Là, les entreprises font partie d’un écosystème où actionnaires et salariés savent qu’ils partagent un intérêt commun. Chez nous, l’idée de la lutte des classes est toujours prégnante, qui veut que les patrons soient des adversaires, que les salariés soient protégés par l’Etat d’une exploitation abusive et que les revenus du capital, prélèvements sans justification au profit d’un capital inutile, soient surtaxés.

Nous ne redresserons pas notre appareil productif tant que nous ne supprimerons pas cette fracture délétère. Il est temps, décidément, de prendre conscience que l’entreprise est un objet d’intérêt général, dont la bonne santé commande la croissance et l’emploi. Il nous faut faire notre révolution culturelle et adopter enfin les meilleures pratiques du capitalisme rhénan, sauf à nous voir peu à peu rachetés par d’autres et perdre nos centres de décision : Usinor, Pechiney, Lafarge, Alcatel, Alstom, la liste est déjà longue des champions disparus.

Deux réformes fondamentales doivent être menées à terme, la première sur la répartition des profits ; la seconde sur celle des pouvoirs :

Il faut tout d’abord que l’ensemble des salariés soient plus directement intéressés à la prospérité de l’entreprise, par exemple par le versement en leur faveur d’une part significative des profits distribués. Dans le même esprit, il faut renforcer les mécanismes de participation et de constitution d’un véritable actionnariat salarié.

Mais l’argent ne suffit pas. Il faut aussi aller, dans toutes les entreprises dont la taille le justifie, vers une cogestion à l’allemande où la moitié des administrateurs sont directement élus par l’ensemble du personnel. Partager raisonnablement les profits, discuter de bonne foi avec les principaux intéressés les décisions stratégiques de l’entreprise tout en gardant le pouvoir de décision ultime, telles sont les contreparties nécessaires pour que la collectivité reconnaisse l’entreprise et admette enfin que la diminution de ses charges sociales et fiscales n’est pas un cadeau fait aux patrons. Et surtout pour que soit revue la fiscalité sur les revenus du capital qui est en France deux fois plus lourde que chez nos voisins et constitue la première cause d’un investissement insuffisant, d’une croissance faible et donc d’un chômage irréductible.

Allons, messieurs du patronat, ayez de l’audace politique et sociale, sortez de votre conservatisme, proposez et nous aurons une chance de gagner tous ensemble.

Jean Peyrelevade et Christian Saint-Etienne

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