Le Monde – 16 mars 2018
Dans une tribune au « Monde », l’économiste Christian Saint-Etienne estime qu’on ne peut viser à la fois l’objectif d’un marché unique ouvert à la mondialisation et celui de faire de l’Europe une économie qui compte.
Le nouveau gouvernement allemand fait profession de foi européenne. Mais est-ce celle d’Emmanuel Macron, ou celle de Mark Rutte, premier ministre des Pays-Bas, qui s’est opposé, dans un discours à Berlin, le 2 mars, à l’idée d’un budget et d’un ministre des finances spécifiques à la zone euro ? Pour lui, l’urgence est de réduire les déficits et la dette des pays membre de la zone ainsi que le budget 2021-2027 de l’Union à 27 à la suite du départ du Royaume-Uni ; et il est hors de question que le Nord de la zone euro prenne en charge les dettes du Sud. Cette position est partagée à mi-voix par l’Allemagne, et par d’autres pays nord-européens. Pour les tenants de cette Europe minimale, la reprise économique semble régler les problèmes et il n’y aurait pas besoin de réformes systémiques.
Les populistes, mais aussi beaucoup de pro-européens, rejettent l’Europe sans frontières et l’ouverture au commerce international sans réciprocité.
Or, il y a deux failles gravissimes dans le raisonnement de M. Rutte. La première est que, avec la consolidation de l’AFD en Allemagne en septembre 2017 et la poussée de la Ligue du Nord et du Mouvement cinq étoiles en Italie en mars 2018, la vague populiste n’a en réalité pas diminué. Les populistes, mais aussi beaucoup de pro-européens, rejettent l’Europe sans frontières et l’ouverture au commerce international sans réciprocité, notamment vis-à-vis des Etats-Unis et de la Chine. Ils attendent une politique crédible face à l’immigration débridée et au chômage élevé, notamment chez les jeunes dans les pays du Sud.
La deuxième faille est, qu’en dépit des excédents extérieurs mirobolants de l’Allemagne et des Pays-Bas, l’Europe s’effondre face à la Chine et aux Etats-Unis dans la guerre numérique. Il n’y a pas de grandes plates-formes numériques en Europe, y compris en Allemagne et aux Pays-Bas, face aux Gafam américains (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) et aux BATX chinois (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi).
Un marché unique ouvert à tous les vents
Une double clarification s’impose si l’on veut progresser dans la réforme de l’Europe. L’Europe privilégie un marché unique ouvert à tous les vents au détriment de politiques de puissance, et favorise l’intégration par le traité de Rome – qui ignore les différences de choix stratégiques et politiques des pays membres – au détriment de politiques intergouvernementales resserrées sur un noyau dur de pays partageant les mêmes objectifs stratégiques.
On ne peut pas atteindre deux objectifs également souhaitables mais mutuellement contradictoires avec un seul instrument institutionnel
La théorie politique et le bon sens montrent que l’on ne peut pas atteindre deux objectifs également souhaitables mais mutuellement contradictoires avec un seul instrument institutionnel. Il faut donc spécialiser l’Union européenne sur le marché unique, modifié pour y inclure des règles de réciprocité, mais en la vidant de toutes les politiques monétaires, militaires et industrielles.
L’Union doit se concentrer sur trois dimensions de son action : d’abord construire un marché intégré avec réciprocité d’ouverture avec nos partenaires commerciaux, et donc de fermeture s’ils se ferment ; ensuite faire appliquer les trois règles de la démocratie libérale (primat de l’Etat de droit, séparation des pouvoirs, élection libre des gouvernants) ou exclure les pays qui ne les appliquent pas (au moins suspendre leur droit de vote dans les instances européennes) ; enfin favoriser une croissance durable au service d’une prospérité partagée dans un environnement préservé.
Parallèlement, il faut créer un instrument de puissance industrielle et militaire qui ne peut être qu’un noyau dur de pays prêts à mener ensemble une politique ambitieuse de recherche et d’innovation, de développement de technologies militaires de pointe, d’émergence d’une vingtaine de grandes universités compétitives parmi les cent premières mondiales, et de construction d’infrastructures physiques et numériques ultra-puissantes. Pour cela, le noyau dur a besoin, dans un cadre d’action intergouvernementale, d’un budget spécifique de 2 % à 3 % du PIB réservé à la construction de ces politiques de puissance.
Un noyau dur de dix à douze pays
Il doit être clair que ce budget ne peut en aucun cas servir à rembourser les dettes des Etats membres qui doivent être soumis par ailleurs à des règles strictes d’équilibre budgétaire. Il n’y aura pas de résolution durable des conflits latents en Europe sans distinction entre une Union européenne recentrée sur les trois objectifs permettant de développer le marché unique consolidé, et un noyau dur intergouvernemental conduisant à ses frais une politique de puissance.
Tant que la France ne sera pas plus claire sur les objectifs poursuivis et les moyens à mettre en œuvre, il n’y aura pas de sortie de la crise latente de l’Europe
Naturellement, cette approche est vécue comme « diabolique » par la bureaucratie européenne qui verrait se dissoudre son rêve de destruction des Etats-nations constitutifs de l’Europe. La définition du noyau dur doit être ouverte sur la base de critères prédéfinis et strictement mis en œuvre : appartenir à la zone euro, accepter des règles budgétaires strictes et les trois conditions de réussite de l’euro (un mini-budget de la zone, un gouvernement économique et la mise en place de minima fiscaux et sociaux – par exemple un taux d’impôt sur les sociétés d’au moins 20 %). Dans ce schéma, aucun pays n’est exclu par avance. Tous ceux qui respectent ces conditions peuvent entrer.
Gageons que le noyau dur contiendrait dix à douze pays au départ car les pays qui refuseraient de se plier à ces conditions s’excluraient d’eux-mêmes. Si ce noyau dur comprenait l’Allemagne, l’Autriche, le Benelux, la France, l’Italie, l’Espagne et le Portugal, il serait instantanément la troisième puissance économique mondiale avec un poids comparable à celui de la Chine. Tant que la France ne sera pas plus claire sur les objectifs poursuivis et les moyens à mettre en œuvre, tout en excluant la prise en charge des dettes du Sud par le Nord, il n’y aura pas de sortie de la crise latente de l’Europe, si ce n’est son explosion à la prochaine crise grave.
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