LE DÉBAT LOUIS SCHWEITZER/CHRISTIAN SAINT-ÉTIENNE
PROPOS RECUEILLIS PAR GHISLAIN DE MONTALEMBERT – Le Figaro Magazine – 17 mai 2014
A l’heure où se joue l’avenir d’Alstom, convoité par l’américain General Electric et l’allemand Siemens, Louis Schweitzer et Christian Saint-Etienne analysent les raisons de l’affaiblissement de notre industrie.
Le démantèlement d’Alstom est-il le symbole du déclin industriel français ?
Christian Saint-Etienne – Les difficultés d’Alstom résultent d’erreurs stratégiques commises dans les années 90 par la direction du groupe. Ses responsables, convaincus à l’époque, à l’instar de Serge Tchuruk, qu’il fallait évoluer vers des entreprises sans usines, ont opéré des choix dont le groupe paye aujourd’hui le prix. Vouloir séparer la production, la recherche et le management de l’entreprise était une aberration. La compétitivité est une notion globale : elle résulte de l’association étroite de ces trois pôles. Alstom l’a oublié à ses dépens. La facture est lourde : en 1998, le groupe réalisait au moins le double du chiffre d’affaires de Samsung ; aujourd’hui, ce n’est plus qu’un cinquième.
Louis Schweitzer – Je suis d’accord avec vous : éclater les centres de décision, de recherche et de production des entreprises aux quatre coins de la planète n’est pas une solution viable. Alstom est un échec. Une entreprise doit avoir un cœur, une nationalité. Je ne connais pas de vraie multinationale. Coca-Cola ou IBM, bien qu’implantées dans le monde entier, restent des entreprises américaines.
Quel conseil donneriez-vous à Patrick Kron ?
Louis Schweitzer – Il faut opter pour la solution offrant le plus de garanties au maintien des activités présentes en France. Or il n’est pas certain qu’un rapprochement avec Siemens soit optimal de ce point de vue. Très souvent, le voisin le plus proche est celui avec lequel on est le plus en concurrence. Quand j’ai pensé que Renault avait besoin de nouer une alliance pour se développer, j’avais deux priorités en tête. Premièrement, il me semblait essentiel de privilégier une solution dans laquelle la France occuperait une position dominante : il n’était pas question de faire de Renault un junior partner ! Seconde priorité : trouver un constructeur asiatique – Nissan était le partenaire idéal – car un mariage avec un européen aurait généré des doublons et conduit tôt ou tard à un massacre industriel et social. Beaucoup préconisaient à l’époque de fusionner Renault et PSA. Cela aurait été un désastre. Nous aurions donné naissance à un groupe purement européen qui, à terme, aurait été condamné.
Christian Saint-Etienne – Une alliance avec Siemens conduirait, j’en suis également convaincu, à des doublons en Europe alors que la croissance est en Asie et aux Etats-Unis. Un bain de sang serait inévitable, d’autant qu’Alstom France conçoit les mêmes produits que Siemens en Allemagne. Je préconiserais plutôt de discuter avec General Electric, en imposant aux Américains d’installer un certain nombre de centres mondiaux dans l’Hexagone et d’y maintenir les activités de recherche, tout en posant comme contrainte que, comme dans le cas de PSA avec Dongfeng, l’Etat prenne 35 % du capital du nouvel ensemble, au moins pour un moment.
Avec quel argent ? Les caisses de l’Etat sont vides. La France a-t-elle encore les moyens de ses ambitions en matière de politique industrielle ?
Christian Saint-Etienne – La France peut emprunter 50 milliards d’euros demain matin sur les marchés si c’est pour faire des investissements intelligents dans des entreprises compétitives. Alstom n’est pas un canard boiteux : si GE s’y intéresse, c’est pour l’intégrer dans sa stratégie de développement mondial. L’Etat ne ferait sans doute pas une mauvaise affaire !
Louis Schweitzer – L’obstacle, comme vous le rappelez, n’est pas forcément financier, mais plutôt à mes yeux d’ordre réglementaire : en Europe, il y a moins de garde-fous nationaux qu’aux Etats-Unis, au Japon ou en Chine. N’empêche : l’Etat n’a pas le droit d’être indifférent au sort de ses fleurons industriels. La politique industrielle est d’abord l’affaire des entreprises, mais c’est un sujet qui intéresse l’ensemble de la collectivité nationale. Quand une entreprise passe sous contrôle étranger, cela crée une dynamique négative pour le pays. Le patriotisme économique est très fort chez nombre de nos partenaires économiques. Nous ne devons pas hésiter, nous aussi, à défendre nos intérêts avec vigueur, dès lors qu’ils sont menacés. Regardez comme la classe politique britannique s’est emparée du dossier AstraZeneca, convoité par l’américain Pfizer. Après avoir entendu les déclarations de ce dernier, et compris que ses promesses ne garantissaient en rien la préservation des emplois et le maintien des centres de décisions en Grande-Bretagne, elle tire aujourd’hui la sonnette d’alarme.
Faut-il tout faire pour conserver une industrie tricolore puissante ?
Louis Schweitzer – Nous avons besoin de notre industrie, c’est une évidence. Celle-ci représente beaucoup plus pour un pays que les 13 ou 15 % de l’activité économique que l’on qualifie d’industrielle, nombre de services dépendant de l’importance du développement industriel. Il n’y a pas dans le monde de puissance économique qui ne soit une puissance industrielle. Même la Suisse est une place industrielle de premier plan, alors même que les coûts de production, les salaires notamment, y sont beaucoup plus élevés qu’en Allemagne ou en France.
Le fait que l’on ait besoin d’un dialogue constant entre l’Etat et les entreprises, si l’on veut développer une industrie puissante, est également pour moi une évidence absolue. En Allemagne, ce dialogue est permanent, je l’ai vu fonctionner de façon admirable dans le secteur automobile. Nous avons créé en France un commissariat général à la stratégie et à la prospective qui a vocation à être un lieu de dialogue intelligent, stratégique et national, un peu à l’image de ce que pouvait être le commissariat général au Plan dans le passé, mais sans l’idée de la planification. Sachons utiliser cet outil !
Christian Saint-Etienne – Contrairement à vous, monsieur Schweitzer, je pense que l’importance de l’industrie n’est pas, en France, une évidence. Le dernier point haut de l’industrie française, c’est 1998. Depuis quinze ans, la part de la valeur ajoutée industrielle dans le PIB français a baissé de plus de 30 %. Dans le même temps, la part des exportations françaises dans les exportations mondiales a chuté de 45 %… Ces chiffres traduisent l’effondrement de notre appareil industriel. Dans les années 90, l’industrie est devenue secondaire aux yeux des décideurs. L’idée, totalement fausse, que l’on allait vers un monde postindustriel et post-travail s’est imposée dans les esprits, et avec elle la nécessité de partager le travail par le biais de la mise en place des 35 heures. Rappelons d’ailleurs que la première loi sur la réduction du temps de travail a été conçue par la droite, c’est la loi Robien de 1996. La gauche a simplement systématisé cette idée aberrante qui était dans l’air. Les 35 heures ont posé d’énormes problèmes de management et de coût aux entreprises. Et lorsque les usines ont commencé à fermer par centaines, personne n’a su apporter une réponse de fond au problème. On s’est contenté d’accompagner les fermetures, par le biais d’un traitement social coûteux.
Tout ceci relève d’une erreur manifeste. Car l’industrie est au cœur de l’économie. Elle est le moteur des services à forte valeur ajoutée (avocats, comptables, publicité, marketing…), mais aussi des exportations : 80 % des exportations mondiales, hors énergie et matières premières, concernent des produits industriels. Si la France accuse un déficit commercial aussi important aujourd’hui, c’est parce qu’elle a laissé filer son appareil industriel. Nous sommes passés à côté de ce que j’appellerai la troisième révolution industrielle : celle de l’informatique, dans les années 80, à l’origine d’une transformation totale du système économique. A l’époque où il aurait fallu encourager l’émergence de nouvelles entreprises, on les a au contraire assommées d’impôts, de charges sociales et de réglementations à contre-courant, destinées à partager les emplois de la deuxième révolution industrielle.
Comment restaurer la compétitivité des entreprises françaises ?
Christian Saint-Etienne – L’effondrement de la profitabilité de nos entreprises est un vrai problème. Le taux de marge moyen de l’entreprise France est, depuis dix ans, inférieur d’un tiers à ce qu’il est en Allemagne, mais aussi en Italie du Nord, en Angleterre, aux Etats-Unis et depuis peu, en Espagne. Que faire ? Si l’on veut reconstruire une industrie puissante, il faut s’appuyer sur nos points forts : l’entrepreneuriat, nos ingénieurs qui sont parmi les meilleurs au monde, notre capacité d’épargne qui sert aujourd’hui à financer nos déficits… Créons des fonds de pension pour financer notre industrie à long terme.
Louis Schweitzer – Je suis en désaccord avec vous sur ce point. Les fonds de pension, notamment dans le monde anglo-saxon, ont des vues trop court-termistes. Ils sont exclusivement tournés vers la valeur actionnariale immédiate, beaucoup étant gérés selon le principe de la sur-performance par rapport à tel ou tel indice boursier. Je ne les vois pas soutenir une politique industrielle de long terme. En France, la fragilité n’est pas tant le manque d’épargne mais le fait que celle-ci, en vertu d’un certain nombre de règles, ne s’oriente pas suffisamment vers l’investissement productif.
Christian Saint-Etienne – Il faut mettre en place des incitations fiscales. A partir du moment où l’on considère que l’industrie est un élément de survie de la France, pourquoi ne pas sortir les actions de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) – au même titre que les œuvres d’art, et d’une façon plus générale, tout ce qui est investi à long terme dans le secteur productif ? Je plaide depuis plusieurs années pour la création de fonds de production. De même, il semblerait légitime que le taux de l’impôt sur les sociétés (IS) soit ramené à 25 %. Ce serait un signal fort envoyé aux investisseurs mondiaux, tendant à démontrer que la France redevient un pays où l’on peut investir à long terme. Surtout si c’est la gauche qui le fait ! Pourquoi ne pas inscrire la stabilité fiscale dans la Constitution ? La France doit corriger son image d’enfer fiscal, social et réglementaire. Il faut également faire oublier le climat antipatrons qui a sévi dans l’hexagone en 2012 et 2013… Tout ceci, amplifié par la presse anglo-saxonne, a eu un effet déplorable sur notre image à l’étranger.
Louis Schweitzer – Sur le plan fiscal, je suis convaincu qu’il faut traiter différemment l’argent investi dans l’avenir et celui qui ne l’est pas. En ce qui concerne l’impôt sur les sociétés, je constate que nous avons affaire à un impôt d’une extrême complexité, dont les grandes entreprises savent d’ailleurs bien tirer parti, contrairement aux plus petites entités. Le système est trop compliqué, donc pas efficace. Il faudrait le réformer, en suivant l’exemple allemand où le taux moyen a été abaissé et où beaucoup de petites exonérations ont disparu. Le produit n’a pas beaucoup baissé, tandis que l’impôt est devenu plus équitable et mieux compris.
Vous avez raison de plaider en faveur de la stabilité fiscale. Il faut des règles du jeu claires, et pas seulement en matière fiscale. Le crédit impôt-recherche est par exemple une mesure excellente et essentielle, mais pour garantir son efficacité, il faut que la règle soit absolument stable, comme l’a préconisé Louis Gallois dans son rapport remis au Premier ministre en 2012. Quand une entreprise décide de lancer un plan de recherche, ou de localiser un centre de recherche dans un pays, elle s’interroge avant tout sur la stabilité des règles du jeu.
La politique industrielle, à vous entendre, est une œuvre de longue haleine. Or, aujourd’hui, le gouvernement donne parfois l’impression d’agir dans l’urgence, voire la précipitation.
Louis Schweitzer – Ce que l’on voit, ce sont les incendies. Mais la réalité est une succession d’actions de long terme qui, dans le cadre d’un dialogue constructif et stratégique mené au niveau national, permettront de faire émerger l’industrie de demain. Le fait que des start-up naissent aujourd’hui de la recherche universitaire est par exemple un phénomène totalement nouveau, fruit des efforts menés pour rapprocher le monde de la recherche de celui des entreprises. Mais ce n’est pas visible – Alstom fait les gros titres !
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