Le Figaro – 07/02/2020

En matière de concurrence, de politique commerciale et de politique industrielle, l’Union européenne doit se montrer beaucoup plus exigeante si elle ne veut pas déchoir face à la Chine et aux États-Unis.

Alors que la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne est en cours et que la compétition entre Etats-Unis et Chine pour la domination mondiale s’accentue, il faut plus que jamais s’interroger sur la place de l’Union européenne à vingt-sept dans un monde en pleine ébullition.

La compétition globale entre la Chine et les Etats-Unis, dans le double domaine économique et militaire, structure depuis dix ans la géostratégie planétaire. Mais ce n’est rien par rapport à ce qui nous attend.
Cette compétition s’accompagne de l’essor d’oligopoles américains et chinois surpuissants qui vont dominer l’ensemble des marchés civils et militaires. On connaît les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) et les BATHX (Baidu, Alibaba, Tencent, Huawei et Xiaomi), mais on ignore que les banques américaines ont pris le contrôle des marchés financiers européens depuis la crise de 2008. Les Etats-Unis se dotent de géants financiers dans le cadre d’une stratégie de domination affichée qui les conduit à affirmer leur prééminence globale dans les secteurs de la défense, de la finance, de la santé, de l’agroalimentaire et des technologies numériques. La finance devra accompagner l’effort de guerre en cas de nécessité. La santé et l’alimentation permettraient de maintenir en bonne condition la population en cas d’effort de guerre. Les technologies de la Nouvelle Révolution Industrielle (NRI) doivent assurer la prééminence technique américaine.

La NRI redouble de vitesse et nous fait entrer dans une économie 3.0 que l’on peut nommer « iconomie ».
La NRI a déjà connu trois accélérations technologiques et nous abordons la quatrième. Une première accélération de la « révolution iconomique » est intervenue dans les années 1990 sous l’effet de la mise en réseau de centaine de millions de micro-ordinateurs grâce à Internet. La deuxième accélération est intervenue à partir de 2007 avec la commercialisation du premier smartphone, l’iPhone d’Apple, résultant de la demande de Steve Jobs à ses ingénieurs de mettre un ordinateur dans un téléphone. La troisième accélération est en cours depuis 2015 avec la montée en puissance simultanée de l’intelligence artificielle et de la 5G qui vont se déployer massivement d’ici à 2025. Une quatrième accélération va commencer avec l’optronique (équipements et systèmes utilisant à la fois l’optique et l’électronique dans le domaine militaire, NDLR), l’espace, les biotechnologies et le corps augmenté, ainsi que l’informatique quantique. Toutes ces transformations vont arriver à maturité, pour l’essentiel, dans l’actuelle décennie des années 2020. Le monde va plus bouger dans les dix prochaines années que dans les vingt dernières.

Face à cette mutation totale, économique et technologique, politique et militaire, renforcée par des stratégies de domination affirmée de la Chine et des Etats-Unis, l’Europe est une spectatrice apeurée. Si l’on imagine le monde comme un grand échiquier de 100 mètres de côté, les Etats-Unis et la Chine sont des boules d’acier de 3 mètres de diamètre qui évoluent sur l’échiquier avec l’Inde et la Russie, boules d’acier de 1 mètre, et les vingt-sept petites boules en bois européennes de 1 à 30 centimètres de diamètre. Voilà l’exact rapport de force entre l’Union européenne et le reste du monde. L’Union n’a ni vision stratégique, ni acteurs économiques géants des mutations en cours, ni armée, ni même politique de puissance. Et c’est sur la base d’une doctrine de la concurrence définie en 1997 qu’elle juge des concentrations en Europe.

Que faire ? D’abord ouvrir les yeux et voir le monde tel qu’il est : les rapports de force entre Etats vont continuer de se durcir sur l’échiquier mondial. Ensuite, prendre conscience de l’accélération annoncée des ruptures technologiques car les révolutions industrielles classent les nations en termes de puissance économique et stratégique. Enfin, définir une politique stratégique et se doter des instruments pour agir.

S’agissant de l’Union européenne à vingt-sept, il est crucial de redéfinir ensemble les trois leviers d’action que sont la politique de la concurrence, la politique commerciale et les éléments de politique industrielle. Dans le domaine de la concurrence, il faut redéfinir les notions de marché pertinent, de champ de la concurrence et les critères d’évaluation de la concurrence effective et future tout en intégrant l’analyse institutionnelle des conditions d’évolution des grands concurrents étrangers. Si ces derniers sont massivement subventionnés dans leur pays d’origine, il faut mettre en place des mesures correctrices fortes. A l’égard de la politique commerciale, l’objectif doit être la réciprocité totale sur l’ouverture des marchés publics et privés. En matière de politique industrielle, favorisons les groupements industriels européens sur les technologies génériques : batteries, microprocesseurs, moteurs spatiaux, panneaux photovoltaïques. Il faut que la Commission européenne fasse évoluer ces trois domaines ensemble dans un cadre cohérent.

Mais si ces changements sont clés au niveau de l’Union européenne, des politiques stratégiques plus offensives sont également nécessaires, dotées de fonds d’investissement massifs montant rapidement en puissance à hauteur de 50 milliards d’euros par an, pour l’ensemble des fonds. Ceux-ci doivent être financés par les Etats volontaires et les fonds des industriels acteurs des recherches et des nouvelles productions dans le cadre de projets dits PCEI (Important Projects of Common European Interest).
Par exemple, on peut démarrer à 10 milliards d’euros par an financés par les Etats à 65% dans la phase de recherche et développement, et augmentant de 5 milliards pas an avec une part publique qui baisse de 5 points chaque année. Si les Etats concernés étaient l’Allemagne, la France, l’Autriche, le Benelux, l’Italie, l’Espagne et le Portugal, 50 milliards d’euros ne représenteraient qu’un demi-point de PIB ! Et beaucoup moins si ce montant n’était atteint qu’au bout de quelques années.

Jamais les astres pour un changement significatif de politique européenne n’ont été aussi bien alignés avec la nouvelle Commission. Mais, compte-tenu de l’accélération de la « révolution iconomique », si rien d’extrêmement décisif n’a bougé sur ces points clés avant dix-huit mois, l’Union est stratégiquement et politiquement perdue.

 

Crédit photo : Markus Spiske

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