L’Opinion – 25/02/2022

Auteur de Trump et Xi Jinping, les apprentis sorciers aux Editions de l’Observatoire en 2020, l’économiste estime que «l’Union européenne a raté l’opportunité d’arrimer la Russie à l’Europe au cours des années 2000»

L’invasion monstrueuse de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 nous ramène aux heures noires du XIXe siècle. Une guerre néanmoins prévisible dans la mesure où la Russie ne voulait pas que l’Ukraine entre dans l’OTAN. Il fallait accepter qu’une Ukraine dénucléarisée n’entre pas dans l’Organisation atlantique mais qu’elle bénéficie d’un accord d’association très étroite avec l’Union européenne. Pour avoir entretenu l’idée que l’Ukraine pouvait devenir une province américaine, les Etats-Unis et l’OTAN ont fourni le prétexte dont Poutine rêvait pour dépecer l’Ukraine.

Henry Kissinger appelait à construire un Nouvel Ordre Géostratégique Européen (NOGE) incluant la Russie dès les années 1990, ce que les Occidentaux n’ont pas su ou pu mettre en œuvre au XXIe siècle. Probablement du fait de l’ambiguïté américaine exposée par Zbigniew Brzezinski, dans Le Grand Echiquier dès 1997, selon lequel « l’Eurasie reste l’échiquier sur lequel se déroule la lutte pour la primauté mondiale ». Pour rester la puissance mondiale dominante, les Etats-Unis doivent se servir de l’Union européenne et de l’OTAN pour asseoir leur hégémonie en Europe. Selon Brzezinski, la séparation de l’Ukraine du reste de la Russie est essentielle pour affaiblir cette dernière et ouvrir le marché ukrainien aux entreprises américaines.

Mais Kissinger et Brzezinski savaient qu’il fallait réussir cette opération sans pousser la Russie à sortir ses griffes, ce qui supposait d’exclure l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN tout en favorisant une association étroite de l’Ukraine à l’Union européenne dans le cadre du NOGE à construire. Or l’Ukraine était un des 11 Etats ayant le statut de membre associé de l’OTAN leur permettant de participer aux délibérations de l’Organisation. Depuis 2020, l’Ukraine participait de plus en plus aux exercices conjoints de l’OTAN, ce qui était vécu comme une provocation par Moscou.

Poutine est bien un dictateur de plus en plus isolé de son propre peuple, mais pour vouloir répondre à un problème géostratégique par la morale, on obtient le dépeçage de l’Ukraine plutôt que sa libération

En l’absence de NOGE, on assène souvent qu’il fallait résister aux demandes de Poutine «le dictateur» car elles sont immorales. Poutine est bien un dictateur de plus en plus isolé de son propre peuple, mais pour vouloir répondre à un problème géostratégique par la morale, on obtient le dépeçage de l’Ukraine plutôt que sa libération. De plus, qu’auraient fait les Américains si le Canada avait voulu adhérer au Pacte de Varsovie en 1980. Ils auraient envahi le Canada immédiatement.

Parapluie stratégique. Le fait que, sous Trump, les Etats-Unis aient perdu le tiers des 200 plus hauts dirigeants du State Department par démissions ou mises à l’écart, n’a pas aidé l’Administration américaine à se souvenir que la Russie est née en Ukraine lorsque Oleg le Sage a fondé au IXe siècle un Etat qui couvrait le Nord de l’Ukraine actuelle, la Biélorussie et l’Ouest de la Russie. Un Etat qui s’appelait Rous’ ou Rus’ avec Kiev pour capitale. La Rus’ de Kiev était le plus grand Etat européen au XIe siècle. Dans ce contexte, on ne pouvait assurer l’indépendance d’une Ukraine dénucléarisée, mais gardant une capacité militaire, et liée à l’Union européenne que dans le cadre d’un NOGE promu par l’Europe. Mais c’était impossible avec le transfert du leadership en Europe de la France à l’Allemagne, au cours des années 2000, du fait de l’affaiblissement économique et stratégique de la France.

Au-delà de la tragédie ukrainienne, il faut s’interroger sur l’incapacité de l’Europe à peser sur les évènements depuis un an lorsqu’il est devenu clair que Poutine voulait une solution rapide à ce dossier. Le fait que les Américains aient prétendu garantir la viabilité de l’Ukraine n’a pas aidé le pouvoir ukrainien à faire une analyse lucide de la situation. Surtout pour que le président Biden déclare en 2022 qu’il n’interviendrait pas en Ukraine, avant d’ordonner l’évacuation des personnels américains, ce qui revenait à laisser Poutine intervenir dans ce pays.

L’impuissance européenne, qui s’accroche à un parapluie stratégique américain de plus en plus troué, sur l’insistance d’une Allemagne affairiste obsédée par son commerce extérieur qui bloque depuis vingt ans toutes les tentatives réelles d’obliger la Chine à obéir aux règles de l’OMC pour préserver ses exportations vers ce pays, s’explique par le refus d’une Europe puissance. Un tel projet n’est soutenu que par une France, éviscérée par sa désindustrialisation massive, qui est le seul grand pays européen à avoir un double déficit public et extérieur considérable, ce qui lui enlève toute crédibilité, du point de vue des autres pays européens, à traiter des dossiers stratégiques.

A long terme, la Chine constitue le principal risque stratégique pour la Russie – compte tenu des prétentions chinoises sur la Sibérie

Contre nature. A force de se conduire comme le serviteur d’intérêts stratégiques américains qui diffèrent des siens, l’Union européenne a raté l’opportunité d’arrimer la Russie à l’Europe au cours des années 2000, ce qui a conduit à l’émergence d’un partenariat russo-chinois contre nature étant donné que, à long terme, la Chine constitue le principal risque stratégique pour la Russie – compte tenu des prétentions chinoises sur la Sibérie -. De plus, les sanctions infligées à la Russie à la demande des Américains se retournent contre l’Union européenne dans la mesure où la Russie développe sa production des biens qu’elle ne peut plus importer de l’Union.

L’attitude schizophrénique de l’Amérique dans les affaires géostratégiques de la planète devient un sérieux problème. Sous prétexte d’un pivot de l’Europe vers le Pacifique sous Obama, renforcé par une opposition frontale à la Chine sous Trump, les Etats-Unis ont abandonné l’Afghanistan qui se tourne désormais vers la Chine, abandonné le Kurdistan syrien, le Rojava, aux intérêts d’une Turquie qui se conduit comme un potentat en Méditerranée, avant de pousser la Russie vers la Chine par des sanctions inopérantes. Les nouvelles sanctions décidées par les Etats-Unis auront le même effet.

L’incapacité de l’Union européenne à se doter des instruments de la puissance va continuer de produire des effets désastreux dans les années qui viennent. Et si l’on ne porte pas remède avec détermination aux faiblesses françaises par une réindustrialisation délibérée et une remise en ordre des finances publiques permettant d’augmenter nos capacités militaires, le déclassement français va s’aggraver.

Crédit photo : eberhard grossgasteiger

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