Le Figaro – 03/02/2016
L’économiste invite à ne pas confondre révolution industrielle et innovation technique, dont les conséquences politiques et stratégiques sont très différentes.
Lors du dernier forum de Davos, Klaus Schwab, son organisateur, a cru bon de parler de quatrième révolution industrielle pour attirer les participants.
Les économistes, comme d’habitude à l’issue de débats complexes et toujours relancés, en connaissent trois : celle de la vapeur dans les années 1780, celle de l’électricité dans les années 1880 et celle de l’informatique dans les années 1980. Mais certains auteurs font mieux que M. Schwab, évoquant une cinquième révolution industrielle. Il y aurait eu celle de la filature, celle des chemins de fer, celle de l’acier, celle du pétrole, et celle du numérique et du micro-ordinateur dans les années 1980.
Le seul problème est que la confusion entre révolution industrielle et innovation technique n’est que cela : une confusion, aux conséquences politiques et stratégiques majeures. Pour le comprendre, il faut faire un détour sur une pente montante et non descendante.
Il apparaît que les deux premières révolutions industrielles – celles des années 1780 avec la machine à vapeur et celle des années 1880 avec l’électricité et le moteur à explosion – ont été précédées par une série d’innovations techniques, au cours des deux décennies précédant la décennie au cours de laquelle elles se conjuguent pour provoquer le début d’une mutation technique. Cette mutation bouleversa les systèmes de production et de distribution en quelques décennies en transformant les usages de consommation, les organisations sociales et les systèmes politiques au cours des décennies suivantes.
L’observation fait apparaître une « maquette » de révolution industrielle, qui serait la quintessence observable des deux premières. Selon cette maquette, une révolution industrielle se déploie en deux demi-siècles. Le premier au cours duquel se développe le système de production et de distribution transformant les innovations techniques majeures en produits et services abordables par un nombre suffisant de clients. Ces derniers forment alors la « classe moyenne », cette dernière étant définie par la population en mesure d’acheter les produits issus de cette révolution, en notant que ses membres sont employés en nombre croissant dans le système de production et de distribution qui se développe. Apparaît donc un jeu dynamique entre l’offre de produits et services abordables et leur demande par ceux qui travaillent à les produire et les distribuer. Le second demi-siècle voit s’affirmer cette classe moyenne qui fournit la « demande » correspondant à la nouvelle « offre » créée par la révolution industrielle. En termes de théorie économique, le premier demi-siècle obéit aux théories classiques sur un axe schumpétérien. La théorie keynésienne est plus adaptée au second demi-siècle, ce qui explique qu’elle marche mal depuis les années 1980.
Nous émettons à présent l’hypothèse, sur la base de cette intuition de « maquette » de révolution industrielle, trente ans après le début de la troisième révolution industrielle au cours des années 1980, qu’il n’est pas déraisonnable de supposer que ces phases et durées peuvent se reproduire. Il est donc relativement sensé, ou à tout le moins intellectuellement utile, de considérer que la troisième révolution industrielle pourrait se déployer sur la période 1980-2030 en termes d’innovations techniques faisant apparaître de nouveaux produits et services, des nanotechs aux biotechs, dont le prix baisse continuellement, avant de se consolider au cours du demi-siècle suivant pendant lequel une nouvelle classe moyenne achètera massivement des voitures électriques autoguidées à bon marché, des bio-organes permettant de remplacer des organes défaillants, des objets connectés obéissant à la voix de leur maître, etc.
Cette hypothèse de maquette temporelle, épistémologiquement réfutable, sert essentiellement de guide pédagogique pour comprendre les mutations en cours. Mais si elle devait se vérifier, nous serions dans la phase de déploiement de la troisième révolution industrielle alors que l’élévation du niveau de vie dans les pays émergents permet d’anticiper la constitution d’une classe moyenne mondiale passant de 1,8 milliard de personnes en 2014 à 4,6 milliards de personnes au début des années 2030, l’essentiel de cet essor s’opérant dans les dix prochaines années. Avec les classes supérieures, la population mondiale à moyen et fort pouvoir d’achat passerait de 2 milliards de personnes en 2014 à 4,9 milliards au début des années 2030. Les bénéfices de cette troisième révolution industrielle se généraliseraient à ces classes moyennes et supérieures pendant un demi-siècle à partir de 2025-2030. Bien sûr, ce schéma peut être bouleversé par des guerres ou mutations non envisageables aujourd’hui. Il s’agit seulement de donner ici une idée de l’ampleur des mutations en cours. Mais à partir des années 2020, et plus encore après 2030, il y aura bien une demande forte exprimée par 5 milliards de consommateurs (contre moins de 200 millions dans les Années folles !) correspondant à l’offre de nouveaux biens et services en train d’émerger dans les années 2010.
On imagine les perspectives politiques et stratégiques ainsi ouvertes : peut-être trois ou quatre décennies de croissance rapide ! Sous notre nez ! Et que personne ne voit !
Il apparaît alors que prendre des innovations techniques pour des révolutions industrielles constitue un appauvrissement intellectuel et stratégique majeur car cette confusion interdit de penser l’avenir.
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