Entreprendre – Février 2017

Il accumule les parchemins : docteur d’État en Sciences économiques et titulaire de deux masters en économie. Professeur titulaire de la Chaire d’économie industrielle au Conservatoire des Arts et Métiers, il a successivement travaillé au Fonds Monétaire International (FMI) et à l’OCDE. Cela ne l’empêche pas de dresser un constat extrêmement lucide sur l’état de notre économie. Quand-est-ce qu’on va l’écouter ?

Comment voyez-vous l’évolution du monde ?

Christian Saint-Etienne : La situation du monde est marquée par deux phénomènes majeurs qui dominent sa transformation depuis une vingtaine d’années. La 3ème révolution industrielle qui a démarré au début des années 80 a connu une forte accélération depuis les années 90. Cette mutation nous conduit vers le nouveau régime que l’on nomme « Iconomie« , un monde dans lequel tous les processus essentiels sont normés et informatisés. On peut d’ailleurs considérer que « l’Iconomie » représente déjà 40% du PIB, sachant que l’économie du numérique représente entre 5 et 7% du PIB et que ce qu’on appelle la French Tech est estimée à environ 30000 emplois, soit 1 emploi sur 1000. Le phénomène majeur n’est donc pas seulement l’émergence du numérique mais beaucoup plus fondamentalement la mutation de l’économie, soit l’informatisation de tous les systèmes de production et de distribution.

Quel est le moteur de la croissance ?

La croissance se concentre aujourd’hui dans les villes les mieux connectées dans lesquelles on trouve les systèmes de recherche et de financement les plus efficaces. Cette mutation est en train de s’accélérer à travers le monde. Ce n’est pas la Chine qui croît mais les grandes villes chinoises et ce processus s’applique au monde entier. En Europe, ce sont les grandes villes anglaises qui tirent la croissance du Royaume Uni et les grandes villes allemandes celle de l’Allemagne. En France, la loi de 2010 concernant la réforme des collectivités territoriales a participé à la création d’un système de métropoles et de pôles métropolitains qui, malheureusement, n’est traité que comme un énième niveau d’administration locale. C’est le cas de la fausse métropole de Paris, considérée comme un simple niveau administratif. Dans une étude réalisée l’année dernière par l’OCDE, le XXIème siècle est décrit comme le siècle de la métropolisation. Par métropole, on entend les grandes villes dans lesquelles une gouvernance institutionnelle de haute qualité gère simultanément les problèmes de transport, de développement économique et de logement. À titre d’exemple, la métropole de Paris, qui n’a quasiment pas de budget, se superpose à la région (aspects économiques), au Stif (transports), et au mille et quelques communes (logement). Contrairement au Grand Londres, il n’existe aucune intégration systémique, d’où l’absence d’un effet de croissance de la métropolisation. La France devra passer d’une vision institutionnelle de la métropolisation à une vision stratégique, transition qu’elle n’a pas encore été capable de faire.

Comment la France peut-elle se redresser rapidement ?

Il faudrait concevoir et mettre en oeuvre pour chacune des métropoles un projet stratégique de développement mais cela suppose de comprendre préalablement ce qu’est la métropolisation, de mettre en place des systèmes de transports intégrés et densifier le logement pour aller vers la croissance durable. Il faut penser toute une mutation des systèmes institutionnels et de l’organisation des territoires. Sur le plan global, ces mutations s’accompagnent de phénomènes intrinsèquement liés et notamment de la 3ème révolution industrielle qui se veut très entrepreneuriale, alors que la seconde révolution industrielle de l’électricité avait favorisé les grandes organisations. Au moment où la 3ème révolution industrielle s’accélérait et où la métropolisation de la croissance se mettait en place dans les années 90, les Français se sont convaincus qu’ils rentraient dans un monde post industriel et post travail. Cette croissance a fusillé le système économique français depuis 20 ans. Les 35 heures ont été mises en place afin d’anticiper l’entrée dans un monde post industriel, mais ce fut une erreur de diagnostic majeure dont on ne s’est jamais remis. Depuis 20 ans, la droite et la gauche continuent de gouverner comme si nous étions dans un monde post industriel et post travail, le numérique venant légèrement pimenter la sauce sans pour autant que la mutation liée à cette 3ème révolution industrielle soit comprise.

Oui, c’est l’avènement de ce que vous appelez « monde hyper industriel« …

Nous entrons dans un monde qui n’est ni post industriel ni post travail, il est hyper industriel au sens de la 3ème révolution industrielle. Aujourd’hui, sont considérées comme industrielles toutes les activités constituées de processus normés et informatisés. Cette économie est par ailleurs hyper capitalistique et hyper entrepreneuriale. La mutation du monde est en cours, comparable à une grande vague. Mais en France, nous nous attardons à disserter indéfiniment sur la vague, en se demandant si elle a le droit d’exister, de se former et d’atteindre 10m. On ergote de la sorte sur la 3ème révolution industrielle et sur la métropolisation. Le débat n’est pas là : la question est de savoir si nous sommes capables ou non de surfer sur la vague. Nous pouvons ensuite nous interroger sur la manière d’améliorer la la répartition des richesses et ainsi de suite, mais si nous ne surfons pas, nous sommes d’emblée condamnés à être engloutis.

Comment aborder la réforme ? Comment enclencher et faire accepter une vaste politique de réformes ?

Pour aborder la réforme d’un pays comme la France, il convient de faire initialement un diagnostic des mutations en cours sur le plan mondial, mais il faut également comprendre les valeurs et les systèmes qui vont permettre de réussir cette 3ème révolution industrielle. En raison d’une politique contre le capital, incarnée par la Loi de Finance de 2013, la fiscalité du capital a très fortement augmenté. Avec une fiscalité du capital confiscatoire, vous vous interdisez de réussir cette 3ème révolution industrielle. Or, les révolutions industrielles classent les pays. En ratant une révolution, vous chutez très fortement en termes d’influence, de développement économique et de niveau de vie relatif. Sur les 15 dernières années, nous avons perdu 7 à 8 points de pouvoir d’achat relatif par rapport à l’Allemagne. Nous sommes très en retard sur le développement économique international. Les Allemands ont un peu mieux pris le virage même si cela n’est pas parfait. Ils conduisent actuellement l’informatisation de toute leur industrie classique, cela leur donne ainsi une base puissante pour réussir leur révolution industrielle. Si la France refuse le fait que la 3ème révolution industrielle soit capitalistique et qu’il faille favoriser l’accumulation du capital, quitte à redistribuer par la fiscalité dans un second temps, elle ne peut avancer. L’entrepreneuriat ne peut être favorisé par une fiscalité regroupant entre autres des impôts sur les sociétés et un impôt sur la fortune confiscatoire, véritables repoussoirs pour les investisseurs. C’est ainsi que nous connaissons une croissance anémique depuis 15 ans. Sur la période allant de 2001 à 2016, le taux de croissance de la France fut en moyenne de 1,1% par an alors que le pays a besoin d’un taux de croissance d’au moins 1,5-1,6% pour véritablement créer des emplois marchands non aidés dans la durée. Les emplois que l’on crée depuis 2 ans sont des emplois aidés : nous ne sommes pas revenus à une création massive d’emplois non aidés.

Comment arriver à faire passer ce diagnostic juste dans l’opinion ?

Il faut faire prendre conscience que si nous menons une politique anti capitalistique, anti entrepreneuriale et anti industrielle, nous sommes morts. Se pose ensuite une question fondamentale : pourquoi un pays intelligent mène-t-il une politique aussi imbécile ? On ne peut se contenter de répondre à cette question en arguant que l’on s’est trompé, nous devons aller plus loin et tenter de comprendre s’il existe des données historiques permettant d’expliquer pourquoi la France peut se planter à ce point. Un pays peut se tromper mais il est insupportable de persévérer pendant 25 ans dans l’erreur.

L’Histoire économique nous aide-t-elle à comprendre ?

On observe effectivement que, dès la fin du XVIIème siècle, la France a mis en place un système hyper centralisé qui ne favorise pas l’entrepreneuriat. Nous avons surmonté ce handicap à quelques moments, mais globalement, on observe que durant les trois premières révolutions industrielles, nous avons systématiquement pris 20 à 30 ans de retard au démarrage. Lorsqu’il n’y avait que 4 ou 5 pays industrialisés, nous arrivions à peu près à les rattraper, mais avec la 3ème révolution industrielle, l’industrialisation se fait au niveau planétaire et, dans certains domaines, nous sommes donc significativement derrière les Coréens, les Chinois, les Japonais, les Américains, les Allemands et, sur certains points, derrière le Royaume Uni. Le poids relatif de la France s’effrite très significativement : nous sommes passés de la 4ème, à la 5ème et puis à la 6ème place et nous pourrions dégringoler à la 10ème à l’horizon de 10 ans. Le recul de la place de la France dans le monde est très important et nous devons y remédier.

La France est-elle capable de rebondir ?

Ce sujet est au coeur de mon dernier ouvrage Relever la France – État d’urgence. C’est la question du diagnostic : tant que l’on n’a pas de diagnostic partagé, nous ne pas capables de prendre les mesures de l’ampleur nécessaire.

En avons-nous suffisamment conscience ?

L’intelligence française, qui peut être très brillante, est très statique historiquement, elle fut très longtemps militaire et juridique. Sur le plan militaire, nous nous sommes pris des claques phénoménales durant le dernier millénaire : la guerre de 70 en est un exemple, sans parler de Waterloo. Le peuple français est un peuple intelligent et courageux, mais très souvent dirigé par de très mauvais stratèges qui ne comprennent pas les mutations du monde. La défaite de 40 en est l’illustration même. Dans une économie de rattrapage, on est capable de s’organiser, mais dans des économies où il faut innover, nous avons globalement toujours un retard par rapport aux autres, particulièrement dans l’innovation de système. Prenons l’exemple de la métropolisation : elle est comprise comme une nouvelle couche institutionnelle alors qu’il s’agit d’une question d’ordre stratégique. La pensée française est statique, juridique, militaire et institutionnelle mais elle n’est ni dynamique ni stratégique, ce qui constitue un handicap permanent. Il existe un défaut d’organisation structurel, nous ne sommes pas portés par une intelligence prospective qui pense le monde globalement, nous pensons le monde à partir de catégories culturelles.

Et l’influence de notre intelligentsia ?

Depuis la Seconde Guerre mondiale, la pensée française est très fortement ancrée à gauche, soit par la redistribution plutôt que par la production. Suffisant pendant la période des 30 Glorieuses, un tel processus de rattrapage n’est plus adapté aujourd’hui. Une révolution industrielle suppose de penser un nouveau système industriel mais la présence d’éléments centraux de pensée statique et de primat de la redistribution sur la production constituent un handicap mental colossal pour penser une économie en mutation qui requiert un effort de production considérable.

Comment relancer notre système productif ?

Je pense que deux réformes fondamentales sont nécessaires. Une réforme fiscale majeure pour redonner du mou et des libertés aux chefs d’entreprises et à tous les créateurs. La réforme fiscale de l’automne 2012 a porté la fiscalité marginale de capital au-delà de 60%, alors que partout ailleurs, elle oscille entre 20 et 30%. À mon sens, la mesure centrale sur le plan de la fiscalité consiste à ramener toute la fiscalité du capital en prélèvement libératoire à la source à 25% et le taux d’IS au même niveau. Il faut homogénéiser toute la fiscalité du capital sur les intérêts, les dividendes et les plus-values à 25% et mettre en place le même taux de 25% pour l’impôt sur les sociétés avec une tranche à 15% sur les 100000 premiers euros mis en réserve pour favoriser les PME. Cette réforme permettrait une très forte lisibilité et améliorerait particulièrement la compétitivité de notre système fiscal. Nous perdrions finalement assez peu de recettes car les entreprises seraient portées à déclarer leurs bénéfices et les investisseurs internationaux seraient incités à réinvestir en France. Cette réforme décisive du système fiscal doit être mise en place dans la foulée des élections présidentielles, à supposer qu’il y ait une majorité pour mener cette transformation.

Vous prônez un assouplissement du Code du Travail…

Il faut notamment créer un nouveau contrat de travail à droits progressifs sans éliminer le CDI actuel. Je suis totalement opposé à une fusion des contrats de travail et à l’idée d’un contrat unique. Ce n’est pas une idée française, cela fonctionne certes dans d’autres pays mais pas en France du fait de la presence de deux parlements. La Chambre sociale de la Cour de cassation réécrit toujours le Droit du Travail. Dans l’hypothèse d’un contrat unique, il en existerait 3000 différents au bout de 15 ans, la jurisprudence ayant créé 3000 cas particuliers. Il faut encadrer la jurisprudence par la loi, ce qui suppose de conserver les CDD et de généraliser les CDD des administrations au secteur du privé. Paradoxalement, il existe dans l’administration des CDD de 18 mois, 3ans et 5 ans. Nous devons introduire un CDD à droits progressifs et offrir un menu complet de contrats de travail permettant de répondre à toutes les situations, seul moyen de redonner l’envie d’investir en France. Nous devons adopter une fiscalité du capital favorable et faciliter la flexibilité du marché du travail en contrepartie d’une réforme fondamentale de la formation professionnelle.

Et l’échec de le formation professionnelle ?

Cela tient au fait que l’on a laissé la formation au sein de l’Éducation nationale. Il faut faire de la formation professionnelle une filière séparée comme l’enseignement agricole et la rattacher au Ministère de l’Industrie. C’est le seul moyen de doubler le nombre d’apprentis qui stagne à 400000 depuis 15 ans. Il faut impérativement passer à 800000, voire 1 million d’apprentis et cela ne pourra se faire au sein du Ministère de l’Éducation nationale qui ne le souhaite pas. Cette mutation du marché du travail et du contrat de travail doit s’accompagner du doublement des seuils sociaux, en passant notamment le seuil de 50 à 100. Il convient également de fusionner toutes les instances de façon légale et instantanée au même moment où l’on passer les seuils sociaux de 10 à 20 et de 50 à 100.

Comment aborder la réforme de l’État et de la fonction publique ?

Le Parlement lui-même devra être régénéré avec une réduction du nombre de députés (à 300) et du nombre de sénateurs (à 100). Il faut supprimer le Conseil Économique et Social et faire du Sénat une chambre représentant les territoires et les métiers. Nous aurions ainsi divisé par trois le nombre de parlementaires en le ramenant de 1200 à 400, ce qui permettrait d’enclencher une réduction significative de nombre de fonctionnaires. Je ne pense pas que l’on puisse atteindre une baisse de 500000 postes en 5 ans mais on peut raisonnablement imaginer une baisse de 250 à 300000 postes, ce qui suppose d’enclencher la tendance, en particulier dans les collectivités locales et dans le monde hospitalier. 800000 emplois de fonctionnaires ont été créés durant les 20 dernières années : on ne déstructurera donc pas la fonction publique en réduisant de moitié cette augmentation. Il faut le faire de façon managériale, intelligente et sans brutalité. Il faut penser simultanément la réforme du Parlement et du poids respectif du Premier ministre et du Président et engager une réforme locale majeure qui prenne en compte la métropolisation. L’autre réforme institutionnelle majeure consiste à passer l’élection locale au niveau des intercommunalités : les communes ne sons pas supprimées mais deviennent des subdivisions des intercommunalités que je propose de renommer « communes métropolitaines« . Nous aurions donc une quinzaine de grandes métropoles et 1300 communes métropolitaines. On exigerait de tous ces exécutifs de produire des plans stratégiques en phase avec la mutation du monde sous contrôle d’une sorte d’agence de stratégie publique travaillant comme un cabinet de conseil public sur les stratégies de transformations des territoires. Le rebond de croissance en France ne peut venir que des territoires.

Quels sont les principaux enjeux des prochaines élections présidentielles ?

Valls semblait être le seul candidat solide à gauche, le seul à avoir compris les mutations mais il s’atrophie et s’affaiblit lui-même en revenant sur ce qu’il a fait, notamment en annonçant qu’il supprimerait le 49.3 alors qu’il l’a utilisé et que personne ne le lui demande. Les autres principaux candidats – Montebourg et Hamon – sont dans des délires de redistribution fous. Montebourg parle un peu de réindustrialisation mais sans évoquer les mutations fiscales et sociales qui la rendraient possible. Du côté de Marine Le Pen, on assiste à un désintégration mentale. Son programme est un condensé de marxisme et de péronisme argentin dans lequel elle propose la monétisation de la dette publique. Elle souhaite en effet renationaliser la Banque de France et lui ordonner de racheter la dette publique. Historiquement, cette mécanique a toujours provoqué des inflations extrêmement fortes. Alors qu’elle annonce une revalorisation des salaires des ouvriers de 20%, certains naïfs se laisseront prendre : l’hyper inflation qui suivra entraînera une baisse de 30% de leur pouvoir d’achat et non l’augmentation de 20% attendue. Son programme est complètement délirant.

Vous sentez-vous proche du programme de François Fillon ?

A droite, Fillon semble avoir le seul programme qui tienne la route mais ce programme manque de structure intellectuelle et nécessite d’être restructuré et renforcé sur le plan de l’analyse stratégique des mutations du monde en cours. La façon dont il parle de la réduction du nombre de fonctionnaires risque de heurter la fonction publique alors qu’il suffirait d’expliquer que cette réduction est au service d’un renforcement du rôle de l’État : un État fort qui dépense moins.

Propos recueillis par Isabelle Jouanneau

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